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Politicobs - Le blog de Monsieur Julien - Rouen
4 décembre 2007

Le visiteur Stendhal visite Rouen

stendhal_rouenJe suis arrivé à Rouen à neuf heures du soir par le grand bateau à vapeur la Normandie. Le capitaine remplit admirablement son office, et, ce qui est singulier à quarante lieues de Paris, sans chercher à se faire valoir, et sans nulle comédie: malgré un vent de nord-est qui nous incommodait fort, le capitaine Bambine s'est constamment promené sur une planche placée en travers du bateau, à une douzaine de pieds d'élévation, et qui par les deux bouts s'appuie sur les tambours des roues. Il est impossible d'être plus raisonnable, plus simple, plus zélé que ce capitaine, qui a eu la croix pour avoir sauvé la vie à des voyageurs qui se noyaient.

En arrivant à Rouen, un petit homme alerte et simple s'est emparé de mes caisses J'ai découvert en lui parlant que j'avais affaire au célèbre Louis Brune, qui a eu la croix et je ne sais combien de médailles de tous les souverains pour avoir sauvé la vie à trente-cinq personnes qui se noyaient. Ce qui est bien singulier chez un Français, Louis Brune ne s'en fait point accroire; c'est tout à fait un portefaix ordinaire, excepté qu'il ne dit que des choses de bon sens. Comme toutes les auberges étaient pleines, il m'a aidé à chercher une chambre, et nous avons eu ensemble une longue conversation.

Quand je vois un pauvre imbécile qui tombe dans l'eau, c'est plus fort que moi, me disait-il; je ne puis m'empêcher de me jeter. Ma mère a beau dire qu'un de ces jours j'y resterai, c'est plus fort que moi. Quoi! me dis-je, voilà un homme vivant qui dans dix minutes ne sera plus qu'un cadavre, et il dépend de toi de l'empêcher! Ce n'est pas l'embarras, l'avant-dernier, celui d'il y a trois mois, s'attachait à mes jambes, et trois fois de suite il m'a fait toucher le fond, que je ne pouvais plus remuer.

Ce qui est admirable à Rouen, c'est que les murs de toutes les maisons sont formés par de grands morceaux de bois placés verticalement à un pied les uns des autres; l'intervalle est rempli par de la maçonnerie. Mais les morceaux de bois ne sont point recouverts par le crépi, de façon que de tous côtés l'oeil aperçoit des angles aigus et des lignes verticales. Ces angles louis_brune_rouenaigus sont formés par certaines traverses qui fortifient les pieds droits et les unissent, et présentent de toutes parts la forme du jambage du milieu d'un N majuscule.

Voilà, selon moi, la cause de l'effet admirable que produisent les constructions gothiques de Rouen; elles sont les capitaines des soldats qui les entourent.

A l'époque où régnait la mode du gothique, Rouen était la capitale de souverains fort riches, gens d'esprit, et encore tout transportés de joie de l'immense bonheur de la conquête de l'Angleterre qu'ils venaient d'opérer comme par miracle. Rouen est l'Athènes du genre gothique; j'en ai fait une description en quarante pages que je n'ai garde de placer ici (). [ Pages reproduites ici dans l'Appendice, à la fin du voyage en Normandie.]

Qui ne connaît:

1. Saint-Ouen?

2. La cathédrale?

3. La charmante petite église de Saint-Maclou?

4. La grande maison gothique située sur la place en face de la cathédrale?

5. L'hôtel Bourgderoulde et ses magnifiques bas-reliefs? Là seulement on prend une idée nette de l'aspect de la société à la fin du moyen âge.

Qui ne connaît l'incroyable niaiserie d'élever une coupole en fer, ne pouvant la faire en pierre? C'est une femme qui se pare avec de la dentelle de soie.

Qui ne connaît cette statue si plate de Jeanne d'Arc élevée à la place même où la cruauté anglaise la fit brûler? Qui ne comprend l'absurdité de l'art grec, employé à peindre ce caractère si éminemment chrétien? Les plus spirituels des Grecs auraient cherché en vain à comprendre ce caractère, produit singulier du moyen âge, expression de ses folies comme de ses passions les plus héroïques. Schiller seul et une jeune princesse ont compris cet être presque surnaturel.

Pourquoi ne pas remplacer l'ignoble statue du dix-huitième siècle, qui gâte le souvenir de Jeanne d'Arc, par le chef-d'œuvre de la princesse Marie?

En arrivant, je suis allé tout seul rue de la Pie, voir la maison où naquit en 1606 Pierre Corneille; elle est en bois, et le premier étage avance de deux pieds sur le rez-de-chaussée; c'est ainsi que sont toutes les maisons du moyen âge à Rouen, et ces maisons qui ont vu brûler la Pucelle sont encore en majorité. La maison de Corneille a un petit second, un moindre troisième, et un quatrième de la dernière exiguïté.

J'ai voulu voir de son écriture, on m'a renvoyé à la bibliothèque publique: là, dans un coffret recouvert d'une vitre, et sur le revers de l'Imitation traduite en vers français, j'ai étudié trois ou quatre lignes, par lesquelles ce grand homme, vieux et pauvre, et négligé par son siècle, adresse cet exemplaire à un chartreux son ancien amy. Le savant bibliothécaire a placé à côté du livre un avis ainsi conçu: « Ecriture de la main de Pierre Corneille. »

J'ai compté neuf lecteurs dans cette bibliothèque; mais j'y ai entendu un dialogue à la fois bien plaisant et bien peu poli entre deux prétendus savants en archéologie gothique. Ces messieurs étaient l'un envers l'autre de la dernière grossièreté, et d'ailleurs ils ne répondaient à une assertion que par l'assertion directement contraire; ils n'appuyaient leur dire d'aucun raisonnement. Cette pauvre science ne serait-elle qu'une science de mémoire?

J'ai admiré la salle des pas perdus (Palais de Justice), salle magnifique que l'on pourrait restaurer avec mille francs; là se démène une statue furibonde de Pierre Corneille: il est représenté ici en matamore de l'Ambigu-Comique.

Le Gouvernement devrait faire exécuter une copie parfaitement exacte de cette statuevraiment française, et la placer à l'entrée du Musée. Cet avis pourrait être utile; mais qui osera le donner? J'y joindrais la Jeanne d'Arc qui orne la place de ce nom.

A côté de la salle immense et sombre où se démène la statue de Pierre Corneille, l'on m'a introduit dans une salle magnifiquement lambrissée, où le parlement de Rouen tenait ses séances. Cette magnificence m'a rappelé le fameux procès que le duc de Saint-Simon vint plaider à Rouen, et dont le récit est si plaisant sans que l'auteur s'en doute. Cet homme honnête au fond, et si fier de son honnêteté, et qui eût pu se faire donner vingt millions par le régent, auquel il ne demanda pas même le cordon du Saint-Esprit, raconte gravement comment il gagna son procès à Rouen, en ayant soin de donner à souper aux magistrats. Il se moque fort du duc son adversaire, qui n'eut pas l'esprit d'ouvrir une maison.

Quant à lui, le procès gagné, il se mit à protéger le frère d'un de ses juges qu'il fit colonel, maréchal de camp, lieutenant-général, et qui fut tué à la tête des troupes dans l'une des dernières campagnes de Louis XIV, en Italie.

Le plaisant de la chose, c'est que le duc de Saint-Simon et ses juges se croyaient de fort honnêtes gens. Le Français ne sait pas raisonner contre la mode. La liberté de la presse contrarie ce défaut, et va changer le caractère national, si elle dure.

Paris, le 18 juillet 1837.

Source : Stendhal, Mémoires d'un touriste (extrait).
Photo : Portrait de Stendhal par Silvestro Valéri, bibliothèque municipale de Grenoble.

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